Novecento: pianiste 71

Moi, je suis descendu du "Virginian" le 21 août 1933. J'y étais monté six années plus tôt. Mais ça me paraissait une vie entière. Je n'en suis pas descendu pour un jour ou pour une semaine: j'en suis descendu pour toujours. Avec mes papiers de débarquement, mes arriérés de paie, tout. En règle. J'en avais fini avec l'Océan.
Je ne peux pas dire que je ne l'ai pas aimée, cette vie-là. C'était une drôle de manière de faire coller les choses, mais ça fonctionnait. Sauf que je n'arrivais pas vraiment à penser que ça pouvait durer toujours. Si tu es marin, c'est différent, ta place est sur la mer, tu peux y rester jusqu'à ce que tu crèves, pas de problème. Mais un type qui joue de la trompette … Si tu joues de la trompette, sur la mer tu es un étranger, et tu le seras toujours. Que tu rentres chez toi tôt ou tard, c'est juste. Et tôt, c'est encore mieux, je me suis dit.
"Et tôt, c'est encore mieux" , j'ai dit à Novecento. Et il a compris. On voyait bien qu'il n'avait aucune envie de me voir descendre cette passerelle, et en plus pour toujours, mais jamais il ne me le dit. Et c'était mieux comme ça. Le dernier jour, on était en train de jouer pour les habituels connards des premières, et le moment de mon solo arriva, je commençais donc à jouer, et après quelques notes j'entends le piano qui s'en vient avec moi, tout bas, avec douceur, mais il jouait avec moi. On continua comme ça tous les deux, et moi, bon Dieu, je jouais du mieux que je pouvais, pas tout à fait Louis Armstrong mais vraiment je jouais bien, avec Novecento derrière moi qui me suivait partout, comme lui seul savait le faire. Les autres nous ont laissés continuer un petit bout de temps, ma trompette et son piano, pour la dernière fois, à nous dire toutes les choses qu'on peut jamais se dire, avec les mots. Autour de nous les gens continuaient à danser, ils ne s'étaient aperçus de rien, ils ne pouvaient pas s'en apercevoir, ils ne savaient rien de tout ça, ils continuaient à danser comme si de rien n'était. Peut-être qu'un type a juste dit à un autre; " T'as vu celui qui est à la trompette, c'est rigolo, il doit être saoul, ou alors il a un grain. Regarde-le, celui qui est à la trompette: il joue, et pendant ce temps, il pleure."
Alessandro Baricco

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