Novecento: pianiste 37

Et c'est à ce moment-là qu'est arrivé un type, tout élégant, habillé de noir, et qui marchait tranquillement, pas du tout l'air perdu, on aurait dit qu'il n'entendait même pas les vagues, comme s'il était à Nice sur la Promenade des Anglais: ce type là, c'était Novecento.
Il avait vingt-sept ans, à l'époque, mais il paraissait plus âgé. Je le connaissais à peine: on avait joué ensemble dans l'orchestre, pendant ces quatre jours, mais c'était tout. Je ne savais même pas où était sa cabine. Bien sûr, les autres m'avaient un peu parlé de lui. Ils racontaient des drôles de choses: ils disaient: Novecento, il est jamais descendu. Il est né sur le bateau, et depuis, il y est resté. Toujours. Vingt-sept ans sans mettre pied à terre, jamais. Dis comme ça, ça avait l'air d'une craque monumentale... Ils disaient aussi qu'il jouait une musique qui n'existait pas. Moi, ce que je savais, c'est que chaque fois qu'on s'apprêtait à jouer, dans la salle de bal, Fritz Herman, un Blanc qui ne comprenait rien à la musique mais qui avait une belle gueule, c'est pour ça qu'il dirigeait l'orchestre, s'approchait de lui, et lui disait tout bas;
"Novecento, s'il te plait, que les notes normales, d'accord?"
Novecento faisait oui de la tête et il jouait les notes normales, en regardant fixement devant lui, jamais un regard pour ses mains, comme s'il était complètement ailleurs. Maintenant je le sais, qu'il y était , ailleurs. Mais à l'époque je le savais pas; je le trouvais un peu bizarre, c'est tout.
Alessandro Baricco

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