La petite fille de M. Linh 77

Dans le dortoir, la vie n’a pas changé. Les deux familles sont toujours là. Les hommes passent leurs journées et une partie de leurs nuits à jouer aux cartes ou au mah-jong, à palabrer, à rire, à s’insulter, à se réconcilier en buvant parfois jusqu’à l’ivresse des verres d’alcool de riz.
Les plus grands des enfants se rendent maintenant à l’école. Ils en reviennent avec de plus en plus de mots de la langue du pays d’exil. Ils les apprennent aux plus petits. Les trois femmes s’occupent de la nourriture, de la lessive. Monsieur Linh trouve toujours son repas à côté de son matelas. Il
remercie en saluant. Plus personne ne fait attention à lui, ni ne lui adresse la parole. Mais il s’en moque. Il n’est pas seul. Il y a Sang diû. Et il y a le gros homme, son ami.
Un jour, Monsieur Bark amène Monsieur Linh près de la mer. C’est la première fois que le vieil homme revoit la mer, depuis son arrivée quelques mois plus tôt. Le gros homme l’a emmené au port, non pas là où il a débarqué, sur le quai gigantesque encombré de grues, de cargaisons déchargées, de camions en attente, d’entrepôts béants, mais dans un endroit plus calme, qui forme une courbe dans laquelle l’eau et les bateaux de pêche composent une peinture colorée.
Les deux amis marchent un peu sur le quai et s’assoient sur un banc. Face à la mer. L’hiver s’épuise. Le soleil est plus chaud. Dans le ciel, quantité d’oiseaux tourbillonnent et plongent parfois dans les eaux du port pour en ressortir avec dans leur bec l’éclat d’argent d’un poisson. Des
pêcheurs sur des bateaux au repos réparent des filets. Certains sifflent. D’autres parlent fort, s’interpellent, rient. C’est un endroit bien agréable.
Philippe Claudel

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