La petite fille de M. Linh 41

Monsieur Linh regarde sa petite fille. Elle ne s’est pas réveillée. Elle ne s’est aperçue de rien. Le choc a simplement fait glisser le bonnet et la capuche qui la protègent. Le vieil homme rajuste les vêtements. Il caresse le front de l’enfant. Il lui murmure la chanson. Il sait qu’elle l’entend, même
pendant son sommeil. C’est une très vieille chanson. Monsieur Linh l’a entendue de la bouche de sa grand-mère, qui elle-même la savait de sa propre grand-mère. C’est une chanson qui vient de la nuit des temps, et que les femmes chantent à toutes les petites filles du village, lorsqu’elles viennent au monde, et cela depuis que le village existe. Voici ce que dit la chanson:
«Toujours il y a le matin
Toujours revient la lumière
Toujours il y a un lendemain
Un jour c’est toi qui seras mère.»
Les mots viennent sur les lèvres de Monsieur Linh, ses vieilles lèvres, minces et craquelées. Et les mots sont un baume qui adoucit ses lèvres, ainsi que son âme. Les mots de la chanson se jouent du temps, du lieu et de l’âge.
Grâce à eux, il est facile de revenir où l’on est né, où l’on a vécu, dans la maison de bambou au sol à claire-voie, tout imprégnée de l’odeur des feux sur lesquels on cuit le repas tandis que la pluie égoutte sur le toit de feuilles son pelage clair et liquide.
La chanson fait du bien au vieil homme. Il en oublie le froid et aussi la grosse dame dans laquelle il est entré tête baissée. Il marche. A petites foulées. Comme s’il glissait sur le sol. Voilà déjà deux fois qu’il fait le tour du pâté de maisons, et il sent la fatigue le gagner. L’air froid vient dans sa gorge et lui donne une sensation de brûlure, mais il se surprend à songer qu’au fond ce n’est pas si désagréable.
Philippe Claudel

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