La petite fille de M. Linh 146

Cela n’en finit pas: le hurlement muet de son ami le gros homme qu’il regarde de nouveau et à qui il sourit, la chute horizontale de la voiture lancée vers lui à pleine vitesse, les traits du conducteur tordus d’épouvante. Le temps s’étire. Monsieur Linh n’a pas peur, il n’est plus fatigué, il a revu son ami, il fait bon, il songe seulement à protéger du mieux qu’il peut son enfant, il lui murmure les premiers mots de la chanson, la voiture est toute proche, la petite fille ouvre les yeux, le regarde, le vieil homme l’embrasse sur le front et reviennent alors dans son esprit tous les visages aimés, et dans sa mémoire le parfum de la terre de son pays, et le parfum de l’eau, le parfum de la forêt, le parfum du ciel et celui du feu, le parfum des bêtes, des fleurs et des peaux, tous les parfums réunis, enfin, au moment où la voiture le heurte, qu’il est projeté à plusieurs mètres, qu’il ne sent aucune douleur, qu’il se recroqueville autour du petit corps de Sang diû, que sa tête frappe le
sol, sèchement. Et que ce soir la nuit, soudain.
Monsieur Bark sent un froid brutal entrer dans tout son être. Il reste figé quelques secondes, revoyant l’accident, le sourire de Monsieur Tao-laï, la voiture fonçant sur lui, le percutant avec violence malgré le coup de freins, le choc, le vieil homme projeté en l’air et retombant lourdement sur le sol dans un bruit de bois que l’on brise.
Philippe Claudel

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