La petite fille de M. Linh 103

Monsieur Linh blottit l’enfant contre lui. Le repas se termine. Déjà des vieillards se lèvent, dans des raclements de chaise, et s’en vont, suivis par d’autres. La salle se vide. Monsieur Linh ne trouve pas la force de se lever. C’est la femme en blanc qui vient le chercher, et le raccompagne jusqu’à sa
chambre. Elle prononce quelques mots, et s’en va.
Le vieil homme s’approche de la fenêtre. Le vent n’agite plus le grand arbre, mais la nuit a fait éclore dans la ville des milliers de lumières qui scintillent et paraissent se déplacer. On dirait des étoiles tombées à terre et qui cherchent à s’envoler de nouveau vers le ciel. Mais elles ne peuvent le
faire. On ne peut jamais s’envoler vers ce qu’on a perdu, songe alors Monsieur Linh.
Les jours passent. Le vieil homme a appris à connaître sa nouvelle maison, le trajet difficile des couloirs, des escaliers, l’emplacement de la salle de réfectoire, celle de la salle aux fauteuils comme il l’appelle, car il y a des fauteuils un peu partout dans cette pièce. Des fauteuils qui attendent. Il a appris aussi à connaître les horaires auxquels il lui faut se rendre dans la salle de réfectoire. Là, il s’assied toujours à la même place, à la même table, aux côtés des mêmes vieillards muets. Il s’est habitué à sa robe de chambre bleue, trouvant même au surplus de tissu un avantage car il lui permet
d’envelopper sa petite fille lorsqu’il la promène dans le Château et qu’il fait un peu frais.
Ce qui le frappe dans ce nouveau lieu, c’est que les gens qui l’entourent, ceux qui sont habillés comme lui, sont tous indifférents les uns aux autres, comme les piétons sur les trottoirs de la ville. Personne ne regarde personne. Nul ne se parle. Parfois seulement éclate une querelle, deux
pensionnaires se chamaillent il ne sait trop pourquoi, mais bien vite une femme en blanc apparaît et les sépare.
Philippe Claudel

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