La petite fille de M. Linh 102

La nuit tombe. Monsieur Linh assis sur son lit a pris son enfant dans ses bras. Il la berce. La femme en blanc revient et lui fait comprendre qu’il faut la suivre. Elle marche vite. Le vieil homme trottine derrière elle, empêtré dans les pans de la robe de chambre qui s’ouvrent et se rabattent sans cesse.
Ils passent par quantité de couloirs et d’escaliers pour arriver enfin dans une grande salle. Il y a là environ une trentaine de tables, et autour de ces tables, occupés à manger une soupe, des dizaines et des dizaines de femmes et d’hommes, âgés, revêtus uniformément de la même robe de chambre bleue.
La femme en blanc accompagne Monsieur Linh jusqu’à une place libre. Il s’assied entre deux hommes. Face à lui, deux autres hommes qui entourent une femme. Aucun ne lève les yeux lorsqu’il s’installe. On lui apporte une assiette de soupe. Sang diû est sur ses genoux. Il place la serviette autour de son cou, mais l’enfant est comme lui, elle ne semble pas avoir très faim: la soupe coule de ses lèvres et glisse sur son menton. Monsieur Linh l’essuie, recommence et, pour montrer l’exemple à la petite, il en avale lui-même quelques cuillères.
Les autres convives ne lui prêtent pas attention. Ils ne regardent rien. Certains ont la tête penchée sur leur assiette. D’autres ont les yeux perdus vers un point très éloigné de la salle. Quelques-uns ont le visage en proie à un perpétuel tremblement et se barbouillent de soupe. Aucun ne parle. C’est
un étrange silence. On n’entend que le bruit des cuillères contre les assiettes, les chuintements des bouches, parfois des éternuements. Rien de plus.
Monsieur Linh repense au dortoir, aux femmes moqueuses, à leurs maris joueurs, aux enfants bruyants. Il se surprend à les regretter, à regretter ces familles qui parlaient sa langue, même si elles ne s’adressaient pour ainsi dire jamais à lui. Mais au moins, il vivait encore dans la musique des mots de son pays, dans leur belle mélopée aiguë et nasillarde. Tout cela est loin. Pourquoi lui faut-il donc s’éloigner de tant de choses? Pourquoi la fin de sa vie n’est-elle que disparition, mort, enfouissement?
Philippe Claudel

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