Novecento: pianiste 70

Ce qu'il avait vu, du haut de cette maudite troisième marche, il a pas voulu me le dire. Ce jour-là, et pendant les deux traversées qu'on a faites encore après, Novecento resta un peu bizarre, il parlait moins que d'habitude, et il avait l'air très occupé par une histoire à lui, personnelle. Nous, on ne posait aucune question. Lui, il faisait comme si de rien n'était. On voyait qu'il n'était pas tout à fait normal, mais bon, on n'avait pas envie d'aller l'interroger. Les choses continuèrent ainsi pendant quelques mois. Puis, un jour, Novecento entra dans ma cabine, et lentement, mais tout d'une traite, sans s'arrêter, me dit: "Merci pour le manteau, il m'allait drôlement bien, dommage, j'aurais eu une sacrée allure avec, mais ça va beaucoup mieux maintenant, c'est passé, tu ne dois pas t'imaginer que je suis malheureux: je ne le serai plus jamais."
Quant à moi, je n'étais même pas certain qu'il l'ait jamais été, malheureux. Ce n'était pas une de ces personnes dont tu te demandes toujours est-ce qu'il est heureux, ce type-là. C'était Novecento, point. Il ne te faisait pas venir à l'esprit l'idée du bonheur, ou de la souffrance. Il avait l'air au-dessus de tout, il avait l'air intouchable. Lui, et sa musique: le reste, ça comptait pas.
" Tu ne dois pas t'imaginer que je suis malheureux: je ne le serai plus jamais. " Ça m'en a laissé baba, cette phrase. Il n'avait pas l'air du gars qui plaisante, en disant ça. L'air de celui qui sait très bien où il va. Et qui y arrivera. C'était comme quand il s'asseyait au piano et qu'il commençait à jouer, aucune hésitation dans ses mains, les touches semblaient les attendre depuis toujours, ces notes, comme si elles n'avaient existé que pour ces notes-là, et uniquement pour elles. On avait l'impression qu'il inventait dans l'instant: mais ces notes-là, quelque part dans sa tête, elles étaient écrites depuis toujours.
Je sais maintenant que ce jour-là Novecento avait décidé qu'il allait s'asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer à jouer une musique, absurde et géniale, compliquée mais superbe, la plus grande de toutes. Et danser sur cette musique ce qu'il lui resterait d'années. Et plus jamais être malheureux.
Alessandro Baricco

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