Novecento: pianiste 49

Tu pouvais te dire qu'il était fou. Mais ce n'était pas si simple. Quand un type te raconte avec une précision absolue quelle odeur il y a sur Bertham Street, l'été, quand la pluie vient juste de s'arrêter, tu ne peux pas te dire qu'il est fou pour la seule et stupide raison qu'il n'est jamais allé sur Bertham Street. Lui, dans les yeux de quelqu'un, dans les paroles de quelqu'un, cet air-là, l'air de Bertham Street, il l'avait respiré, vraiment. À sa manière : mais vraiment. Le monde, il ne l'avait peut-être jamais vu. Mais ça faisait vingt-sept ans que le monde y passait, sur ce bateau : et ça faisait vingt-sept ans que Novecento, sur ce bateau, le guettait. Et lui volait son âme.
Il avait du génie pour ça, il faut le dire. Il savait écouter. Et il savait lire. Pas les livres, ça, tout le monde peu, lui, ce qu'il savait lire, c'était les gens. Les signes que les gens emportent avec eux : les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire... écrite sur eux, du début à la fin. Et lui, il lisait, et, avec un soin infini, il cataloguait, il répertoriait, il classait.... Chaque jour, il ajoutait un petit quelque chose à cette carte immense qui se dessinait dans se tête, une immense carte, la carte du monde, du monde tout entier, d'un bout jusqu'à l'autre, des villes gigantesques et des comptoirs de bar, des longs fleuves et de petites flaques, et des avions, et des lions, une carte gigantesque. Et ensuite il voyageait dessus, comme un dieu, pendant que ses doigts se promenaient sur les touches en caressant les courbes d'un ragtime.
Alessandro Baricco

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