La petite fille de M. Linh 37

Le lendemain, le vieil homme sort du dortoir à la même heure. Il s’est vêtu comme la veille. Il a habillé la petite de la même façon également. Les femmes et les enfants se sont encore moqués de lui. Les hommes n’ont quant à eux pas même levé les yeux. Ils étaient trop occupés à jouer.
Parfois ils se disputent. L’un accuse l’autre de tricher. Le ton monte. Les jetons et les pièces volent. Puis tout se calme soudainement. Ils fument des cigarettes qui laissent dans le dortoir un nuage gris, aux senteurs fortes et irritantes.
Le matin, le dortoir est calme car les trois épouses sortent avec les enfants. Les enfants commencent à s’accaparer la ville. Ils reviennent avec des mots que Monsieur Linh ne comprend pas, et qu’ils font sonner à haute voix dans le dortoir. Les femmes portent dans leurs bras les denrées qu’elles sont allées chercher au bureau des réfugiés, puis elles préparent le repas. Il y a toujours une part pour Monsieur Linh. C’est la tradition qui le veut. Monsieur Linh est le plus âgé. C’est un vieillard. Les femmes se doivent de le nourrir. Il le sait. Il sait bien qu’elles n’agissent pas ainsi par bonté ni par amour. D’ailleurs, quand l’une ou l’autre lui porte son bol, elle fait une moue qui ne le trompe pas. Elle pose le bol devant lui, tourne le dos, s’éloigne sans rien dire. Il la remercie en s’inclinant mais elle ne voit même pas son geste.
Il n’a jamais faim. Il serait seul, il ne mangerait pas. D’ailleurs, s’il avait été seul, il ne serait même pas là, dans ce pays qui n’est pas le sien. Il serait resté dans son pays. Il n’aurait pas quitté les ruines du village. Il serait mort en même temps que le village. Mais il y a l’enfant, sa petite fille. Aussi se force-t-il à manger bien que la nourriture dans sa bouche lui semble du carton et lorsqu’il l’avale, il ressent comme une nausée.
Philippe Claudel

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