La petite fille de M. Linh 31

Il souffle sur ses mains, prend un paquet de cigarettes dans une de ses poches, tape sur le fond avec un geste précis qui fait jaillir une cigarette. Il tend le paquet à Monsieur Linh, qui fait non de la tête.
«Vous avez raison, dit l’homme, je devrais arrêter... Mais avec tout ce qu’on devrait arrêter!»
Il met la cigarette entre ses lèvres, d’un geste simple et doux. Il l’allume, en aspire longuement la première bouffée, ferme les yeux.
«C’est tout de même bon...», finit-il par murmurer.
Le vieil homme ne comprend rien à ce que dit celui qui vient de s’asseoir. Pour autant, il sent que les paroles ne sont pas hostiles.
«Vous venez souvent ici?» reprend l’homme. Mais il ne semble pas attendre de réponse. Il aspire la fumée de sa cigarette, comme s’il en goûtait chaque bouffée. Il continue à parler, sans vraiment regarder Monsieur Linh.
«Moi, je viens presque tous les jours. Ce n’est pas que c’est très joli, mais l’endroit me plaît, il me rappelle des souvenirs.»
Il se tait, jette un œil à l’enfant sur les genoux du vieil homme, puis il regarde le vieil homme engoncé dans ses couches de vêtements, et revient ensuite au visage de l’enfant:
«Une belle petite poupée que vous avez là. Comment s’appelle-t-elle?»
Il joint le geste à la parole, montrant l’enfant du doigt et relevant le menton
d’un air interrogatif. Monsieur Linh comprend.
«Sang diû», dit-il.
«Sans Dieu..., reprend l’homme, drôle de prénom. Moi c’est Bark, et vous?» et il lui tend la main.
«Tao-laï», dit Monsieur Linh, selon la formule de politesse qu’on utilise dans la langue du pays natal pour dire bonjour à quelqu’un. Et il serre dans ses deux mains la main de son voisin. Une main de géant, aux doigts énormes, calleux, blessés, striés de crevasses.
«Eh bien, bonjour Monsieur Tao-laï», dit l’homme en lui souriant.
«Tao-laï», répète une fois encore le vieil homme tandis que tous deux se serrent longuement la main.
Le soleil perce les nuages. Ce qui n’empêche pas le ciel de demeurer gris, mais d’un gris qui s’ouvre sur des trouées blanches, à des hauteurs vertigineuses. La fumée de Monsieur Bark semble vouloir rejoindre le ciel.
Philippe Claudel

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