La petite fille de M. Linh 75

Monsieur Bark pose avec délicatesse la photographie devant lui, fouille dans la poche intérieure de sa veste, saisit son portefeuille qu’il ouvre pour en retirer une image lui aussi, celle de sa propre femme, qui sourit tout en inclinant un peu la tête sur le côté gauche.
On ne voit rien d’autre que le visage, un visage plein, rond, une peau pâle, des lèvres dessinées de rouge, de grands yeux qui se plissent à cause du sourire et sans doute aussi en raison du soleil qui vient dans le regard. Derrière le visage, tout est vert. C’est peut-être du feuillage. Monsieur Linh
essaie de reconnaître ces feuilles, de savoir de quel arbre il s’agit, mais il ne trouve pas. Il n’y a pas ce genre de feuilles au pays. La femme semble heureuse. Elle est grosse et heureuse. Ce doit être la femme du gros monsieur. Jamais le vieil homme ne l’a vue. Elle travaille sans cesse. Ou plutôt... oui, ce doit être plutôt cela, elle est morte. Elle est au pays des morts, comme sa femme à lui, et peut-être, se dit Monsieur Linh, peut-être que dans ce pays lointain sa femme à lui et la femme du gros homme se sont rencontrées comme eux-mêmes se sont rencontrés. Cette pensée l’émeut. Cette pensée lui fait plaisir. Il espère que cela s’est passé.
Philippe Claudel

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