La petite fille de M. Linh 74

Un jour, au café, tandis qu’ils savourent cette boisson qui fait toujours un peu tourner la tête au vieil homme, qui le met dans un état chaud et langoureux, comme lorsqu’une fièvre nous prend et que l’on sait la maladie qu’elle annonce pas trop grave, Monsieur Linh sort de sa poche la
photographie, la seule qu’il ait jamais eue dans sa vie. Il l’a retirée le matin même de la valise, pour la montrer à son ami. Il la tend à Monsieur Bark. Celui-ci comprend que c’est important. Il prend avec beaucoup de délicatesse l’image entre ses doigts énormes. Il la regarde.
Au début, il ne voit rien, tant l’image s’est délavée, diluée, perdue dans les années et les rayons de soleil. Puis il finit par distinguer un homme jeune debout devant une curieuse maison, légère, aérienne, dressée sur des pattes de bois, et au côté de cet homme, une femme, plus jeune que
l’homme sans doute, très belle, avec des cheveux amples ramenés en une longue tresse
L’homme et la femme fixent droit devant eux le photographe. Ils ne sourient pas, se tiennent un peu raides, comme s’ils avaient peur ou étaient impressionnés par le moment.
Lorsque Monsieur Bark se met à examiner plus attentivement le visage de l’homme, il constate à n’en pas douter qu’il s’agit de Monsieur Tao-laï, qui est assis en face de lui. C’est bien le même visage, les mêmes yeux, la même forme de la bouche, le même front, mais à trente ans, peut-être
quarante ans de distance. En regardant de nouveau la femme, il comprend alors qu’il se trouve en présence de la femme de Monsieur Tao-laï, morte sans doute comme la sienne puisqu’il ne l’a jamais vue en sa compagnie.
Alors Monsieur Bark contemple les traits de cette femme, jeune, si jeune, et belle d’une beauté tout à la fois lisse et mystérieuse, mystérieuse peut-être parce que lisse justement, sans apprêt, offerte dans une simplicité troublante et naïve.
Philippe Claudel

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