La petite fille de M. Linh 148

Il tombe à genoux. Ramasse la photographie. Il a envie de prendre son ami dans ses bras, de lui parler, de lui dire de tenir, que les secours vont arriver, qu’ils vont l’emmener, le soigner, le guérir, que bientôt tous les deux ils pourront reprendre leurs promenades, aller au restaurant, au bord de la mer, à la campagne, qu’ils ne se quitteront plus, plus jamais, il le jure.
Les yeux de Monsieur Tao-laï sont fermés. Un peu de sang coule de sa tête, par une plaie invisible située à l’arrière du crâne. Le sang suit la déclivité de la rue, comme un ruisseau hésitant qui se sépare ensuite en cinq filets distincts: on dirait l’ébauche d’une main et de ses cinq doigts. Monsieur Bark regarde cette main fluide qui désigne la vie de son ami, sa vie qui s’en va. Curieusement, à regarder cette peinture que le sang de Monsieur Tao-laï trace sur l’asphalte, il se souvient confusément d’un rêve qu’il a fait quelques nuits plus tôt, un rêve dans lequel il était question de
forêt, de source, de soir qui tombe, d’eau fraîche et d’oubli.
Monsieur Bark pose la main sur l’épaule du vieil homme comme il l’a fait si souvent. Il reste ainsi un long moment. Un très long moment. Personne n’ose le déranger.
Philippe Claudel

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